Le Temps des Livres
Les Décisions absurdes
Auteur: Christian Morel
Editeur: Gallimard
Sociologie des erreurs radicales et persistantes, 310 p.


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Le sommeil de la raison produit des monstres

Anodines ou meurtrières, les décisions absurdes relèvent de mécanismes collectifs qui inhibent le raisonnement logique.
Un essai passionnant analyse le cheminement des «erreurs persistantes et radicales».

Isabelle Rüf, Samedi 22 juin 2002

Le conférencier pose sur le rétroprojecteur des transparents rédigés en lettres minuscules et se réfère, dans son exposé, à ces informations illisibles. Personne ne proteste. Tout le monde a expérimenté ce genre d'aberrations sans trop y réfléchir. Christian Morel, lui, cadre supérieur dans une grande entreprise, a senti se réveiller en lui le sociologue du travail. Il a choisi d'aller voir de très près les mécanismes régissant ces «décisions absurdes» dans un essai très méthodique qui s'appuie sur un grand nombre de cas.
Certains font franchement rigoler, ainsi cette montre dont les chiffres sont lumineux mais pas les aiguilles, ces transparents rédigés en noir sur fond bleu foncé, dans une langue que les participants ne connaissent pas, ou encore ce système de sécurité installé à grands frais mais à l'envers, dans un parking, par une société de copropriétaires. Certains coûtent cher: pendant près de dix ans, une holding suisse a commandé des enquêtes d'opinion fondées sur des échantillons non représentatifs. D'autres ont des conséquences tragiques: explosion de la navette Challenger, collision de deux navires que rien ne prédestinait à se croiser, crashes aériens évitables. Mais que les conséquences soient meurtrières ou seulement ridicules, les engrenages répondent à des typologies que Christian Morel expose avec une rigueur qui le pousse à des démonstrations répétitives, d'une minutie parfois rébarbative, mais finalement très instructives quant à notre comportement quotidien en société. Car les décisions absurdes sont en général le résultat d'un aveuglement collectif.
Et persistant! Bizarrement, ces «vides» du raisonnement réussissent à égarer de manière durable des individus pourtant formés et informés: techniciens de la NASA, pilotes de ligne, chefs d'entreprise. Une des explications réside dans la division du travail: enfermés dans des cellules étanches, les protagonistes n'osent pas imposer leur avis à d'autres spécialistes, surtout quand la pression sociale pour passer outre aux objections est forte. Chacun pense que l'autre a de meilleures informations, respecte aveuglément la hiérarchie ou a peur d'être ridicule. C'est le cas de la navette Challenger qui a explosé au départ. Les joints n'avaient pas été prévus pour une température aussi basse que celle, exceptionnelle, de ce jour de janvier 1986 en Floride. La décision avait été prise après une longue conférence téléphonique et bien des hésitations. Finalement, on demanda au directeur des études «d'enlever son chapeau d'ingénieur et de mettre sa casquette de manager». Résultat: sept astronautes tués.
Un respect excessif du règlement peut aussi amener à la catastrophe. Deux pétroliers passent bien au large l'un de l'autre, sur des routes parallèles. Mais l'un d'entre eux décide de couper la route à l'autre pour se mettre du côté réglementaire. La confusion qui s'ensuit provoque collision, pollution et morts nombreuses. L'accident du vol 111 de Swissair répondrait aussi à ce «respect des règles d'action au détriment de l'objectif», puisque les pilotes ont retardé la descente pour donner le temps aux hôtesses de préparer les passagers.
La crainte de rompre un équilibre social fragile entraîne souvent une décision collective qui est le contraire de ce que chacun souhaite au fond de lui. C'est le cas d'école de «la promenade à Abilene»: quatre personnes à l'aise sur une terrasse ventilée prennent la route en pleine canicule dans une voiture sans climatisation pour aller manger (mal) et très loin, chacun pensant ainsi satisfaire les autres. Dans le cas des transparents illisibles, le lecteur frustré pense que les autres voient mieux que lui, ne veut pas se singulariser – comme ceux qui n'osent pas dire que le roi est nu – et personne n'intervient alors qu'un transparent posé à l'envers éveille immédiatement des protestations!



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